
Comment mon rêve américain s’est effondré en trois mois, à tel point que j’ai failli en venir aux mains avec un vendeur de station-service portoricain. 👇
~ DEATH VALLEY NATIONAL PARK ~
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CANIS LATRANS & GEOCOCCYX CALIFORNIANUS
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Voici une histoire. Et elle est vraie.
Nous sommes le mardi 11 septembre 2001 et j’ai exactement 13 ans. Comme tous les aprèms après l’école, je mate la télé avachi sur mon canapé en picorant des céréales à même le paquet. En l’occurrence, je regarde un épisode de Bip Bip et Coyote.
Outre l’ingéniosité du canidé qui me surprendra toujours, ce sont ces paysages désertiques et ces falaises titanesques qui m’absorbent. Les espaces sont immenses et les routes interminables.
Pour la énième fois, Coyote se place en embuscade. Il a peint la continuité de la route et du paysage en trompe-l’œil sur un mur. On devine aisément la suite : Bip Bip passe au travers du piège. Et même littéralement à travers, cette fois-ci. Coyote, quant à lui, se prend le mur en pleine figure. C’était à la fois prévisible et totalement invraisemblable.
Mon programme phare est interrompu par un flash info.
Sache qu’un fan a réalisé une version alternative de ce fameux gag sur la célèbre cantate explosive Carmina Burana de Carl Orff. Toute cette frustration accumulée pendant tant d’années enfin soulagée. Not all heroes wear capes.
Le type du journal télévisé explique qu’il y a eu une série d’explosions aux États-Unis. Je n’ai encore jamais entendu parler de Manhattan. Juste de New York, vite fait. Les images sont spectaculaires, mais c’est surtout l’intonation du présentateur qui m’interpelle. Son timbre de voix consterné me remémore deux événements médiatiques. Un en 1997, à la mort de Lady Di, et l’autre en 1999, après le passage de la tempête Lothar.
Je vais en toucher deux mots à mon pater. Justement, il travaille à l’aéroport de Paris. Forcément, les avions et tout ça, ça le connait. Mais ça, il n’avait encore jamais vu.
– Ouh putain ! s’exclame-il devant le téléviseur.
– C’est chaud, hein ? dis-je presque fier d’avoir su apprécier la situation.
– C’est la guerre !
– La guerre ?
– Putain, et faut que j’me lève à 4 h 45 pour aller bosser… Je vais raser les murs. Je peux pas te garantir que demain t’auras encore un père. Allez, viens, on va chercher ton frère au lycée.
– …
J’ai été moins choqué lorsqu’il a dû m’annoncer la mort de mon chat à 11 ans.
~ SAN FRANCISCO ~
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Toujours est-il que j’ai débarqué à l’aéroport international de Los Angeles à la fin de l’été. Loin de mon canapé et des attentats du 11 septembre. Les températures avoisinaient encore les 45°C à l’ombre.
Destination : Terra Bella, CA. Population recensée en 2000 : 3 466 habitants. Population recensée à la baisse en 2010 : 3 310 habitants. Densité de la population : 2,5 habitants/km2.
Pour te donner une idée, en 2019, la ville de Paris recensait 20 544,8 habitants/km2.
Au-delà de cette bataille de chiffres, j’ai pris conscience d’une chose. Jusqu’ici, je n’étais spécialiste de rien. Mais Brian Head, UT ; Springfield, OR ou encore Terra Bella, CA ne sont que les bleds dans lesquels j’ai passé du temps. Mes vieilles pattes de loup solitaire m’ont également entraîné vers d’innombrables villes dans lesquelles j’ai trouvé refuge. Ne serait-ce que le temps d’un week-end. À titre d’exemple, lors de mon voyage en Oregon, j’ai parcouru environ 5 000 km en voiture. C’est-à-dire plus que la distance qui sépare Los Angeles de New York. Alors je me définis aujourd’hui comme un spécialiste des bleds paumés américains.
Baisse les yeux et respecte mon autorité.
Et on pourrait se demander à quoi cela peut-il bien servir ? Eh bien à prendre conscience de ça :
Bim, amazing teasing dans ton string.

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Bon, si tu google Dawn Summers et que tu t’aperçois que ce n’est encore qu’une ado prépubère, sache qu’elle a deux ans de plus que moi. C’est juste le personnage d’une série que je regardais quand j’étais gamin.
~ JOSHUA TREE NATIONAL PARK ~
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LA CALIFORNIE, C’EST QUOI ?
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État symbole de l’ « American Way of Life », la Californie est mondialement connue pour ses longues plages et sa concentration de stars au km2. Le Golden State se résume souvent à Hollywood, au glamour et aux demeures luxueuses et indécentes. Mais au-delà de ces clichés, la Californie – qui possède un territoire plus grand que l’Allemagne – abrite une diversité de paysages fascinants : des déserts immenses, des canyons, des pics alpins, des lacs à l’eau limpide, des forêts de séquoias géants ou encore un littoral de 1 350 km.
Mais la Californie, c’est aussi l’État qui contribue à 14,5 % au PIB du pays. Si elle décidait de faire sécession avec le reste du territoire, elle deviendrait la 5e ou 6e puissance mondiale, proche du Canada ou de la France. Pourquoi une telle attractivité ? Eh bien parce qu’on y trouve de manière prépondérante les secteurs industriels, agricoles et les services :
– Outre le secteur tertiaire, dont font partie les activités liées au tourisme et à Hollywood, il faut aussi prendre en compte le secteur secondaire avec les médias et l’informatique de pointe dans la Silicon Valley (Apple, Hewlett-Packard et les industries de bio-technologie). Ainsi, un cinquième de toutes les dépenses fédérales et privées en recherche et développement vont à la Californie, qui s’appuie sur un système universitaire d’excellence (Berkeley, Stanford University…).
– Enfin, dans le secteur primaire, aucun autre État américain ne produit autant en valeur. Les cultures vont des fruits et légumes aux vins californiens (Napa, Sonoma Valley…), en passant par le coton et la luzerne pour alimenter les élevages de bétail, qui sont de véritables usines à viande.
Une grande partie de cette production étant d’ailleurs exportée grâce aux plus grands ports américains (Los Angeles, Long Beach…) et aux aéroports, dont celui de Los Angeles, qui offre la 3e porte d’entrée aérienne du pays, derrière Atlanta et Chicago.
En somme, ce sont des interfaces majeures avec le monde latino américain et l’Asie-Pacifique. Dès lors, cette situation géographique place la Californie dans une position tout à fait éminente aux États-Unis.
Voilà donc, résumée, l’expression du « rêve américain ».
~ ROUTE 66 ~
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FUN FACTS
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- La Californie possède environ 40 millions d’habitants. C’est-à-dire plus que toute la population du Canada réunie. Si tu rencontres un Étasunien à l’étranger, tu as 10 % de chances qu’il soit Californien.

- Dans cet État, tu peux atteindre en une journée le point le plus bas et le plus haut du pays. Le plus bas dans la Death Valley à -86 m, et le plus haut, au sommet du mont Whitney, à +4 421 m.
On parle ici de l’Amérique « continentale ». Sinon, le point culminant des États-Unis est le mont Denali en Alaska, avec ses 6 190 m de haut.

- L’entreprise californienne Apple est la plus riche du monde. Elle possède environ 250 milliards de dollars en liquide. Soit plus que le PIB du Qatar + le budget de défense allemand + le budget de défense français.

- La majorité des résidents de Californie appartiennent à des groupes ethniques minoritaires. En fait, un Californien sur quatre n’est pas né aux États-Unis.

- C’est le premier État au monde à avoir atteint 1 000 milliards de dollars de PIB.

- En moyenne, la Californie subit plus de 100 mille tremblements de terre par an. Heureusement, bon nombre d’entre eux sont assez faibles.

- Dans le parc national de Sequoia, tu trouveras le plus gros arbre du monde en volume. Nommé General Sherman, il est considéré comme l’organisme vivant le plus imposant qui existe, avec les 1 487 m3 qui composent son tronc. Son âge est estimé à environ 2 200 ans.

~ SEQUOIA NATIONAL PARK ~
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Né à la fin des années 80, je fais partie des millennials. Cette génération qui s’est construite en se bâfrant de séries et de films américains. Du divertissement, parfois bas de gamme, qui nous a fait mettre sur un piédestal le pays de l’Oncle Sam. C’est d’ailleurs la seule destination que j’ai pris la peine de visiter à quatre reprise par choix. Mais je n’y avais jamais passé autant de temps. Trois mois en tout, avec mon voyage en Oregon. Trois mois à traverser le désert culturel américain qui ne fait rêver personne.
Et je le confesse : je me suis régulièrement gaussé des Japonais qui souffraient du syndrome de Paris (Pari shōkōgun). Ce trouble psychologique transitoire que nos amis Nippons rencontrent lors d’un séjour dans la « capitale de l’amour ». Ces personnes finissent désemparées par l’écart entre la réalité et leur vision idéalisée de la ville. Pourquoi me suis-je moqué ? Parce que j’avais envie de leur susurrer ces quelques mots : éteins ta télé et regarde par la fenêtre.
Paris est une ville délicieuse, espèce de petit con. Il te suffit juste d’éviter la colline du crack et cette daube infâme qu’est Châtelet-les-Halles.

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Toute ressemblance avec des cartoons existants est purement fortuite.
~ YOSEMITE NATIONAL PARK ~
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Finalement, ai-je foncé tête baissée dans le mur austère de la réalité ? Tel Coyote s’évertuant sans relâche à capturer Bip Bip ? Ai-je, moi aussi, couru après une illusion perdue et inaccessible ? Ou ne suis-je pas aussi crédule et inexpérimenté, car après tout, ce séjour était parfaitement prévisible ?
L’histoire est simple. J’ai vu la Californie, je peux mourir tranquille.
Deal with it.

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~ ALABAMA HILLS ~
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« Il était tellement Américain, tellement comme son pays – grand, audacieux, confiant, puissant, bruyant, violent et parfois arrogant. Mais en même temps indulgent, innocent et naïf… John Wayne était l’alter ego de son pays. »
– Scott Eyman –
BONUS : UN VOYAGE, UN PHOTOGRAPHE
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William Eggleston est un photographe américain.
Il a contribué à faire entrer la photographie en couleurs dans le monde de l’art.
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« Quand les gens me demandent ce que je fais, je leur réponds que je prends des photos de la vie d’aujourd’hui. » William Eggleston, né en 1939, a le don de révéler l’étrange beauté des choses qu’on trouverait laides ou banales.
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« Aborder William Eggleston, c’est se confronter à l’inconfort d’une énigme. Comme ce courant d’air qui vous frôle l’échine, alors que toutes les portes sont fermées. L’intuition que quelque chose… mais quoi ? Manque dans le paysage. Le calme trompeur des eaux du Mississippi, au bord duquel naquit il y a 75 ans cet inclassable dandy. Fétichiste du rouge à l’heure où l’on ne jurait encore que par le noir et blanc. Chérissant son isolement de Memphis, quand il fallait être à New York. Déclenchant avec économie, quand d’autres déroulaient des films entiers d’une même scène. William Eggleston s’en moque, il n’est pas là pour rassurer. Et il s’amuse à tendre un miroir à son époque, où le présent n’est qu’un étrange souvenir. Dans ses photos sans titre, et presque sans humain, les États-Unis sont un songe. Les voitures à l’arrêt et les stations essence à court de carburant. La modernité y serait une fiction, à moins qu’elle n’ait jamais existé. »
Le cas Eggleston : « Je suis en guerre avec l’évidence. » – France Culture.
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Lorsque William Eggleston parvient à se faire exposer au MoMa en 1976, les critiques sont quasi-unanimes. C’est banal. Et c’est vulgaire. D’ailleurs, tout le monde peut le faire.
Ce qui est assez étonnant, car à cette époque, l’œuvre de Warhol était absolument célébrée partout. Pourtant, l’artiste était l’incarnation même de la banalité. Mais aucun critique, pas même le grand photographe Walker Evans, n’aura fait le rapprochement entre le travail d’Eggleston et de Warhol.
Jusque-là, la couleur était destinée au vulgaire, et plus précisément au commercial et à la publicité. Ainsi, Personne n’a voulu assimiler la photographie couleur à un art à part entière.
Exceptées quelques voix comme celles de Stephen Shore ou de Garry Winogrand, qui y avaient vu l’ « éclosion d’un nouveau langage ».
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À contrario de Martin Parr – pour qui le mauvais goût clinquant est irrésistible – il n’y a pas de second degré chez Eggleston. Là où son héritier britannique (ou son contemporain Joel Meyerovitz) aurait repéré un comique de situation, William Eggleston visualisera plutôt une scène hitchcockienne ou wellesienne, comme un « danger imminent ».
Certains imaginent que Eggleston est un plaisantin et qu’il y a de la dérision dans son travail, mais ce n’est pas mon analyse. En revanche, et à l’image de Martin Parr, tout un chacun peut y trouver une forme d’ironie.
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De la même manière, et contrairement à Guido Guidi – dont je parlais dans mon article « Dolomites : The situation is excellent but not hopeless » – Eggleston cherchera à sublimer le banal. Pour ce faire, il utilisera plusieurs méthodes, allant d’effets de perspectives aux aplats de couleurs, en passant par la lumière et la géométrie.
Cependant, tous deux sont plus attirés par la périphérie urbaine que par les mégalopoles. D’ailleurs, les deux photographes pensent que « tout est digne d’attention ».
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En d’autres termes, ce n’est pas dans le tricycle en lui-même que qu’il trouve une esthétique. C’est dans sa forme. Ce n’est pas non plus dans le verre, mais dans la lumière qu’il lui renvoie. Eggleston traite alors son matériel de la manière la plus exclusive qui soit : son appareil photo n’est ni plus ni moins qu’une boîte qui capte la lumière. Et c’est pareil pour les couleurs. Lorsque la lumière frappe un objet, il en réfléchit une partie et absorbe le reste. Un objet donné absorbe certaines longueurs d’onde de lumière plus que d’autres.
C’est pourquoi tu le vois d’une certaine couleur.
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Ainsi, j’ai voulu tenter ma chance. Savoir si, moi aussi, je parviendrais à trouver du beau dans du banal. Et comme mes cinq dernières années ont été insolites, j’ai voulu photographier la routine d’un mode de vie inhabituel. C’est-à-dire le banal d’une situation pas banale.
Tu me suis ? De toute façon, t’as pas le choix. Alors c’est parti :
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En fin de journée, après plusieurs centaines de kilomètres, je suis comme agréablement engourdi dans mon siège. Presqu’allongé de fatigue. Mon œil se dirige vers la partie inférieure de ma vitre. Je constate cet éclat lumineux et cette étiquette collée au carreau de ma voiture. Rien de plus. C’est à la fois beau et banal. Alors je déclenche, pour voir si Eggleston avait raison.
Le soir, en découvrant mon fichier, je constate plusieurs éléments auxquels je n’avais pas prêté attention. D’abord la silhouette des arbres, floutés par l’objectif, et qui me remémorent ma journée. Puis viennent les traces de doigts et de pluie sur la vitre, figées dans la poussière. Le tout est pourvu d’un socle, grâce à l’axe de la contre-plongée qui révèle la contre-porte en contre-jour. Instantanément, ce n’est plus l’histoire d’une étiquette mais de tout ce qui l’entoure. L’histoire d’un road trip contraignant mais exaltant. L’histoire d’un beatnik qui aurait dégusté ses anxiolytiques. Et cette image banale s’est répétée des centaines de fois ces cinq dernières années, sans que j’en apprécie jamais la beauté.
Eggleston avait raison : tout est digne d’attention.
Outre les photos qui sont très belles (une fois de plus) et le côté culturel, voire pratique, il y a dans cet article ce petit personnage assez marrant par sa conception, qui tout en se faisant « l’écho de ta voix », alerte et fait prendre conscience de certaines vérités au lecteur.
Par ailleurs, l’introduction de ton article est, je trouve, très bien amenée… C’est fou, il y a même un passage où je jurerais avoir été présent … A moins que…
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